L'autre facette d'une personnalité complexe : Jean Vogt, historien des campagnes rhénanes

 

par Jean-Michel BOEHLER

Strasbourg, le 20 septembre 2005

 

Texte d’une communication donnée lors du séminaire à la mémoire de Jean Vogt à l’Institut de physique du globe de Strasbourg, le 20/9/2005.

 

 

On m'a fait 1'honneur - et j'en remercie les organisateurs - d'ouvrir cette séance hautement scientifique par l'évocation d'un Jean Vogt explorateur d'archives et historien, ce qui peut paraître marginal, voire paradoxal au regard de la dimension planétaire du géomorphologue, explorateur d'espaces. Mais nous savons tous que Jean Vogt avait plus d'une corde à son arc.

 

Ce qui m'embarrasse davantage, c'est qu'on m'ait demandé, sous prétexte que je l'avais fait il y a cinq ans dans une notice du Nouveau Dictionnaire de biographie alsacienne, de retracer une biographie de Jean Vogt : c'est un exercice beaucoup plus délicat, tant notre ami était d'une discrétion absolue. On me pardonnera donc de faire l'impasse sur cette opération impossible pour ne retenir de cette biographie que deux aspects :

 

- Son profond attachement au milieu rural d'abord : attachement plus qu'enracinement, car il était Strasbourgeois de naissance. Mais, tout en étant né à Strasbourg, le 13 mars 1929, Jean Vogt est resté très attaché à l'Outre-Forêt, et à Wissembourg en particulier où il passait ses vacances, étant enfant, auprès de grands-parents issus, disait-il, d'une lignée de fabricants d'allumettes, ce qui faisait, ajoutait-il avec humour, que depuis lors il sentait le soufre ! En tout cas, c'est peut-être ce contact précoce avec la ruralité qui rend compte de l'attrait qu'exerçaient sur lui les campagnes d'Alsace, du pays de Bade, qu'il connaissait si bien, et du Palatinat qui devait faire l'objet d'un Diplôme d'Etudes supérieures en 1951 et d'une thèse de 3e Cycle en 1963.

 

- Le deuxième aspect (et il en sera certainement question par la suite), ce sont les pérégrinations à travers le monde du géomorphologue, voie qu'il avait choisie après ses études de géographie, somme toute assez classiques, à l'Université de Strasbourg. En témoigne, s'il en était besoin, cette mappemonde qu'il aimait montrer à ses hôtes et sur laquelle se trouvaient matérialisés, par des fils de couleur différente, les destinations de ses incessants voyages. A n'en pas douter, Jean Vogt était un globe trotter. Mais - et c'est là qu'intervient l'historien que je suis -, il ne manquait pas une occasion pour visiter les archives de France, d'Europe et d'Outre mer dont il connaissait tous les dépôts, conciliant ainsi cette « familiarité archivistique » avec les « réflexes de terrain » qu'avait su lui transmettre son maître Jean Tricart et invoquant l'imbrication constante des données physiques et humaines, moyennant le recours à une démarche interdisciplinaire. L'ouverture d'esprit que nous lui connaissions devait sans doute beaucoup à la fois aux voyages du découvreur et au croisement de disciplines différentes et complémentaires.

 

Voilà ce qui vaudra aux historiens que nous sommes des études remarquables, projetées dans le passé, sur l'érosion des sols (en Alsace, mais aussi dans le Périgord, en Allemagne, en Europe centrale, sans parler du continent australien ou africain), sur la sismicité historique (à partir des archives administratives, des récits des missionnaires et des annotations glanées en marge des registres paroissiaux) et sur les risques naturels en tout genre (tempêtes et ouragans par exemple).

 

Mais, plutôt que d'explorer - opération quasiment impossible - la vie d'une personnalité aussi atypique et aux multiples facettes, attachons-nous à présent à sa production, à sa méthode, à son style (car il y a un « style Jean Vogt ») et, pour tout dire, au message intellectuel et spirituel qu'il nous délivre.

 

Jean Vogt nous aura laissé une énorme production. Sans compter les travaux cartographiques et les rapports BRGM, M. Fréchet dénombre plus de 700 contributions dont près de 75 % concernent l'histoire et plus particulièrement l'histoire des campagnes rhénanes, du XVIe au XIXe siècle, dont il était incontestablement l'un des meilleurs spécialistes. Il semblerait d'ailleurs que cette liste, qu'il ne maîtrisait pas lui-même (c'était le moindre de ses soucis), soit encore incomplète : arrivera-t-on un jour à établir un état exhaustif des travaux de Jean Vogt ? Toujours est-il que les sociétés d'histoire (il y en a plus d'une centaine en Alsace) ont été littéralement « arrosées », y compris par des articles inédits destinés à paraître à titre posthume.

 

Et ce n'est pas fini, dans la mesure où le matériau accumulé pour de nouveaux développements a été déposé, selon la volonté du défunt, aux Archives départementales du Bas-Rhin qui disposeront ainsi de 7 mètres linéaires de notes archivistiques, classées par thèmes et exploitables, à l'avenir par des chercheurs courageux ! Mais c'est là que le bât blesse : car, persuadé qu'une grande partie de notre patrimoine reposait sur l'écrit, Jean Vogt déplorait souvent, chez les jeunes, la concurrence envahissante de l'image et leur manque d'endurance pour décrypter les textes en caractères dits gothiques. Et je pense à ces citations allemandes qui hachaient ses propres textes en leur conférant cette irremplaçable couleur locale, au risque d'indisposer parfois le lecteur francophone.

 

En tout cas, ses articles, qu'ils soient ficelés ou en gestation existent au prix, il est vrai, d'une extraordinaire dispersion, car Jean Vogt avait un esprit aussi analytique que concis et se méfiait à la fois des grandes synthèses, universitaires entre autres, qu'il assimilait volontiers à des envolées littéraires, à des tirades creuses, à des approximations sans fondement et donnant lieu à des clichés reproduits à l'infini, et des généralisations hâtives, dussent-elles reposer sur la quantification et la statistique dont il n'était pas un fervent adepte. Jean Vogt, quant à lui, préférant multiplier les études de cas, laissant à d'autres le soin de faire des synthèses à partir de l'impressionnante banque de données qu'il nous aura laissée.

 

Par ailleurs, son ouverture d'esprit, liée à ses voyages lointains et à sa boulimie de lectures nombreuses et rapides, le conduisait, au prix de certaines outrances diront d'aucuns, à fustiger à la fois l'étroitesse et les dérives des prisonniers du microcosme alsacien et de « l’historiquement correct » : car Jean Vogt était un anticonformiste viscéral refusant toute tutelle, en rébellion constante contre « l'établissement » (ce qui, en l’occurrence, pouvait déranger les autorités en place), n'hésitant pas au passage, et de façon souvent caustique :

- à aborder des sujets tabous ou, pour le moins, scabreux ;

- à égratigner telle personnalité ou telle famille de notables bien établie ;

- à dénoncer l'académisme, le corporatisme, le formalisme, la fonctionnarisation des institutions (entre autres l'Université), des rituels, des écoles autant d'artifices à l'égard desquels il affichait, en franc-tireur, une totale indépendance d'esprit.

 

Et, en amont de cette production impressionnante, Jean Vogt nous aura laissé avant tout, un style et une méthode de travail.

- Sa curiosité d'esprit, première qualité de tout chercheur qui se respecte, associée à une redoutable puissance de travail (en dehors de ses fréquentes pérégrinations archivistiques, on le voyait tous les matins, toujours à la même place et cela jusqu'à quelques semaines avant son décès, aux Archives départementales dont il avait contracté le virus et dont la fréquentation était devenue une véritable drogue) : il avait tout vu, tout exploré grâce à l'exceptionnel flair du fouineur, du butineur d'archives, qui lui permettait non seulement de « dénicher » le document rare dans une masse archivistique souvent inexplorée, mais, au passage, à en faire profiter les autres.

 

- Car ce travail de bénédictin s'accompagnait (et la démarche est suffisamment rare pour être signalée) d'une extrême serviabilité, comme en témoignent ces petits papiers aux formes bizarres et aux contours déchirés qu'il transmettait aussitôt aux spécialistes de telle ou telle question, sans oublier les étudiants travaillant aux archives auxquels il prodiguait volontiers ses conseils et son irremplaçable expérience. Sans lui, bien des articles, bien des mémoires de maîtrise, bien des thèses n'auraient pas vu le jour. Car Jean Vogt avait un enthousiasme communicateur dès lors qu'il par1ait d'histoire rurale.

 

Jean Vogt était enfin un dépisteur de problématiques nouvelles et nous a apporté, de ce fait, bien des éclairages sur l'histoire rurale.

 

Il a travaillé sur les questions les plus diverses, en invoquant sans cesse le rôle des géographes dans la mutation historiographique du XXe siècle. En dehors de la sismicité historique, de l'érosion des sols ou des mouvements de terrain, dont il a déjà été question, il a abordé tour à tour : les structures agraires et les techniques culturales (assolements, cultures en billons, culture mêlée) ; les types de productions et leur commercialisation (l'épeautre, le millet, le maïs, les oignons, les pois, le tabac, le houblon, le vin, sans oublier ces troupeaux de bœufs poméraniens, en route pour Paris, qui se font engraisser en traversant l'Alsace... et j'en passe) ; les tenures et les modes de faire-valoir (propriété et exploitation) ; les toits de chaume ; les industries alimentaires (moulins, féculeries, amidonneries, minières) ; les hiérarchies et conflits sociaux (sans oublier la réussite et la marginalité de certaines fermes anabaptistes), l'endettement, les déclassements sociaux (petites gens et travailleurs saisonniers)... De cette œuvre d'une prodigieuse diversité, je retiendrai trois constantes et trois dossiers parmi d'autres.

 

Trois constantes :

 

-Le lien entre le passé et le présent qui caractérise ce géographe doublé d'un historien remontant allègrement en deçà du XVIe siècle pour déboucher sur l'époque contemporaine, ce dont témoignent avant tout les travaux sur les tremblements de terre, l'érosion des sols, en grande partie d'origine anthropique et, nous en reparlerons, ceux qui concernent l'évolution des techniques.

 

- D'autre part, l'établissement de relations entre les mécanismes économiques, techniques et psychologiques, ces derniers étant toujours sous-jacents aux phénomènes historiques, mais aussi entre villes et campagnes, deux mondes souvent artificiellement séparés par la recherche historique parce que partagés entre « ruralistes » et « urbanistes ».

 

- Enfin le sens aigu des conflictualités qui l'animait, quand il dévoilait, non sans délectation, les tensions sociales au sein d'une communauté villageoise souvent considérée à tort comme un havre de paix, d'harmonie et de sérénité.

 

Trois grands dossiers, parmi d'autres, au sujet desquels les impertinences stimulantes du personnage ont suscité de fructueux débats :

 

- Celui de la propriété de la terre qui aura focalisé le « désaccord historique » avec Etienne Juillard, dans les années 1960/1970, d'une part, et les divergences avec les historiens du droit d'autre part.

En ce qui concerne l'intérêt, ou le désintérêt, porté par la bourgeoisie citadine à la propriété foncière, il faut reconnaître que les différences d'interprétation reposaient sur l'utilisation de sources différentes (terriers et cadastres, c'est-à-dire actes administratifs d'un côté, actes notariés de l'autre) et l'adoption de méthodes différentes (étude instantanée et statistique d'une part ; analyse évolutive de l'autre, moyennant la constitution de multiples monographies de patrimoines, reposant sur une multitude de cas et reflétant la mobilité du marché de la terre). Non seulement le débat révélait deux tempéraments différents, mais deux méthodes de travail à deux époques différentes et l'opposition tranchée entre les deux thèses en présence aurait pu laisser la place à une relative complémentarité, pour le plus grand bien de la recherche historique.

Le désaccord avec les juristes (en l'occurrence avec Marcel Thomann) me semble plus profond : affirmation d'une « propriété » au sens romain du terme d'un côté, à partir du dépouillement des thèses de droit soutenues à l'Université de Strasbourg aux XVIIe et XVIIIe siècles ; réhabilitation de la « possession » de l'autre, qui ressort des modes de tenure, entre autres de type emphytéotique, faisant des paysans des propriétaires de fait (et non de droit) de la terre qu'ils cultivaient et cela dans un temps très long (du problème des « biens caducs » lors de la reconstruction du XVIIe à celui des « biens nationaux » à la fin du XVIIIe siècle).

 

- Celui de la production et des techniques de production, problème qui soulève un double débat : celui de l'ancienneté de l'assolement biennal défendue par Jean Vogt, à l'opposé d'Etienne Juillard, et celui de la précocité de 1a « révolution agricole » qu'il est impossible de cantonner au XVIIIe siècle, tant la somme des progrès lents s'inscrit dans la longue durée (du Moyen Age au XIXe siècle) et doit être intégrée dans un processus continu d'intensification souvent obtenu avec des moyens traditionnels (utilisation d'une main d'œuvre pléthorique, diversification des engrais, complexification croissante des assolements avec l'introduction des cultures « nouvelles » dont certaines ne sont pas aussi nouvelles que cela), tout cela avant la révolution industrielle qui touche les campagnes au XXe siècle par la mécanisation et l'apport des engrais chimiques.

 

- Enfin, dernier dossier, celui de l'histoire des mentalités à laquelle Jean Vogt aura apporté une contribution décisive, sans jamais lui conférer une autonomie totale. C'est en effet au détour d'une liasse ou dans l'épaisseur des archives judiciaires que surgissent, parfois de façon inattendue, les façons d'être, d'agir et de penser. Son souci était, au nom de la vérité historique, de ne rien occulter a priori de ce qui est humain et qui risquerait de gêner au prétexte de la bienséance. Car 1'histoire a pour principe que tout ce qui a été est digne d'elle : y compris les comportements perçus comme scandaleux, les réactions sordides, la brutalité physique ou la grossièreté verbale. Aussi le lecteur bien pensant avait-il tendance à lui reprocher d'avoir voulu privilégier l’exceptionnel par rapport au normal : mais les mentalités ainsi dévoilées ne sont-elles pas révélatrices d'enjeux économiques, de querelles d'honneur, de réflexes mentaux tout à fait habituels ?

 

En conclusion, tel fut Jean Vogt. Il nous aura délivré un double message, à la fois intellectuel (à savoir une parfaite probité intellectuelle au service de l'histoire) et spirituel (une sorte de lucidité anxieuse sur le monde sur lequel il portait un regard critique tout comme sur les hommes tels qu'ils sont depuis des générations). Le souci qui l'animait était de rester soi-même et il y a fort bien réussi. Derrière une carapace un peu rude, se dissimulaient une grande sensibilité, une extrême discrétion (celle-là même qui lui faisait fuir tous les artifices et toutes les vanités, manifestations mondaines, honneurs et paillettes), une immense culture qui lui conférait une sorte de sagesse et cette extraordinaire largeur de vues dont il faisait preuve en toute occasion. Car derrière le chercheur, se profilait l'homme.